[Réflexion] Lutte des prisonniers de la part d’un prisonnier (2009)

Lutte des prisonniers de la part d’un prisonnier

À l’attention de ceux qui dehors pourraient vouloir y participer en s’organisant avec ceux qui dedans souhaitent élaborer un savoir combatif.

Je voudrais, par ce courrier, en parlant du soutien aux prisonniers, partir d’une volonté, dont je ne doute pas que je la partage avec certains d’entre vous, celle de combattre la prison, ses fonctions et ses dispositifs qui la font, pour la détruire.

Par conséquent, je ne vais pas parler de soutien en tant qu’il considère qu’il peut améliorer ma prison pour la faire passer mieux, ou qu’une victime de l’enfermement mérite forcément notre empathie, ou que de meilleures conditions de détention laissent plus de place à l’organisation collective, ou même qu’entretenir l’espoir nous sauve.

Ce que j’observe et comprends des conséquences mortifères du heps sur moi-même, mes co-détenus ou copains de détention, on ne peut y remédier par de quelconques soins palliatifs, et encore moins par le registre de la plainte ou de la pitié, qui plutôt que de soulager notre souffrance et notre haine des bourreaux nous conforte dans une défaite.

Bref je veux que nous luttions contre la prison dans la mesure où sa fonction la destine à être potentiellement notre fin à tous, où chaque dispositif qui la compose nous vide un peu. Or elle n’est jamais une défaite complète tant qu’on ne s’y soumet pas aveuglement, tant qu’on ne se laisse pas submerger. Comme dans bon nombre d’environnements hostiles, il faut en observer les possibilités et les assumer, ceci afin de déterminer une position forte, propice au mouvement.

Au-delà de « la fin d’une aventure » ou d’une « épreuve cyclique », elle nous enjoint à une efficience qui lui est réciproque et une vision au long terme qui dépasse les mythes de la transgression, du rebelle, du délinquant.

Ainsi, même s’il n’y a pas intérêt à voir autour ou par les prisons se développer un mouvement historique, c’est du rôle charnière que peut jouer la prison dans les vies que nous avons choisies que découle aussi bien l’échange critique sur les dispositifs carcéraux et les mythes qui les portent, que la volonté de frapper cette institution dans ses corps.

De l’articulation entre le processus de justice et l’enfermement naissent nos principales transformations, notre remodelage. Le judiciaire travaille sur le symbole, insémine en nous l’alien que la prison fera croître, au point de nous dominer. Certes, cette engeance sacrée n’occupe que ce que nous laissons en jachère des terrains qui lui étaient culturellement préparés ; ce sale bébé de notre déchéance, de nos peurs, de notre affaiblissement, de notre espoir égoïste, certains lui sont acquis : celui qui si honteux se soumet aveuglement à l’ordre et au travail, parfait réinséré ; le délinquant pour qui la marge et le jeu pour le capital sont un ordre des choses ; celui qui se glisse dans le sommeil de la conscience, dans l’esclavage sans effort, l’hibernation sans printemps.

C’est déjà combattre cette aliénation, cette redéfinition sournoise que de travailler à la permanence d’un échange dedans/dehors tenant compte de la spécificité de la position du détenu. Il est impératif aussi de mettre en lien les constats et les positions tactiques contre cet univers hostile, aussi bien entre les détenus qui souhaitent élaborer un savoir combatif – ce qui se fait déjà de manière anecdotique par transmission orale – qu’avec ceux qui pourraient dehors vouloir participer à ces prises de positions.

C’est déjà assumer la blessure qu’est la taule de reconnaître que l’utilité que peut avoir un détenu pour ses camarades dehors – une espèce de recul sur le monde extérieur et la description rapprochée d’un ennemi – est construite contre la distance dedans/dehors sans jamais vraiment combler les manques, l’impuissance et son flot de méfiance, doute, humiliation, qui tend à nous séparer.

Dans l’immédiat, c’est « vous » qui nous êtes utiles pour que la prison ne nous tue pas trop, mais c’est « nous » tous qui luttons pour la vaincre.

Ce qui est fait pour combattre l’assomption du bourrage de crâne et l’absence au monde qui l’entérine passe, comme ce qui va suivre, par des pratiques liées au contournement des dispositifs de surveillance, de contention, de rétention.

Attardons-nous sur le portable qui n’en est qu’un en apparence. On sait à quel point le portable est une galère en prison. Non seulement des récents financements ont permis l’acquisition de systèmes de brouillage – certes, encore peu répandus – mais on sait aussi que dans certaines villes, une attention particulière est accordée à l’écoute de ceux qui peut sortir des bornes proches d’une taule, sans compter la quotidienne chasse aux portables que livrent les matons zélés lors de grotesques expéditions nocturnes. C’est sûr, la voix de quelqu’un qu’on aime c’est presque une caresse, mais vu la surface offerte à la répression pour l’usage habituel du portable, mieux vaut qu’il ne soit qu’un outil de communication rapide lorsque la situation le rend nécessaire.

Il y a toute sorte de façon de faire sortir des écrits, pour peu qu’on fasse preuve d’un peu de prudence et de créativité. Chaque dispositif n’est qu’un obstacle propice à créer des cheminements souterrains entre le dedans et le dehors. Et puis il y a toujours quelques bases, les bribes d’expériences collectives locales, des principes, comme par exemple le fait qu’un message ne contient pas tous les éléments pour le comprendre, la limitation des intermédiaires et les tests de fiabilité de parcours…

Il y a donc aussi l’inventivité, la manière dont chaque adapte un type de fonctionnement en fonction de ce qui le fera se sentir à l’aise, naturel devant les éléments du panoptique.

Ce n’est pas suffisant, il nous faut développer cette observation technique, interne et externe, de chaque taule – qu’on se limite à faire passer des écrits, des bricoles ou qu’il faille monter des opérations plus importantes, c’est la base de notre efficacité – comme on connaît les parcours qui, dans une ville, nous éloignent du champ des caméras, des rondes de keufs.

Ces bases de données à monter, je suppose qu’il faudrait que sur chaque taule il y en ait une, physiquement. Idéalement, il faudrait d’ailleurs avoir des entrées pour cela : détenu ou contact avec détenu, mandataire agréé, infiltré ou informateur dans l’associatif. Aucune équipe heureusement ne compte un collègue dans les 183 taules de France (?).

Malgré des particularités très locales, de fait pratiquer ce genre d’infiltrations/exfiltrations, d’observations sur une taule avec cet esprit de les rendre disponibles pour certaines actions accroît la possibilité de répéter l’action.

Cela dit, construire ces soutiens actifs, cette position commune sur ce front n’a plus de sens si l’objectif de porter des coups efficaces se dilue. La liberté et la présence retrouvée, parce que les soutiens auront porté leurs fruits, constituent le mouvement essentiel de ce jeu, même si ce mouvement peut se payer si cher qu’il faille se contenter de l’assumer sur les damiers symboliques ou théoriques.

Dans la mesure où la peine prévue le permet, je suppose que le soutien via la défense est une manière très efficace face au heps : je parle en fait de toutes ces bricoles qui permettent généralement aux riches de s’en sortir – le fric et les contacts avec les baveux les plus tordus, les preuves et les témoignages qui tombent au bon moment pour orienter l’instruction, la situation garantie qui colle pile poil devant le JDD ou le JAP – tout cela n’est rien sans au cours de la détention l’échange régulier, et auparavant le partage, la complicité qui fait qu’on navigue sans s’abandonner face à l’œil policier, face à la logique de leurs psys.

Aider participer aux évasions, je suis convaincu que ce sont les principales victoires que nous pouvons remporter à l’heure actuelle.

Il s’agit aussi bien de défaire les dispositifs carcéraux – répression, contention, surveillance – par l’exemplarité de telles actions, que de créer des perspectives hors contrôles : c’est-à-dire qu’au-delà de la satisfaction négative, il faudrait que la cavale cesse de représenter cette fuite infinie, perdue d’avance, mais que les recherches que les pratiques d’usurpations et le piratage permettent de baliser la piste vers le changement de masques, la perte de la dépendance liée à notre identité, l’accroissement de l’étrangeté face à celle-ci.

Cela représentant tout autant un défi technique de notre côté – face à l’importance des moyens de traçages de définitions des individus – qu’un parcours intérieur engendré par le vol, l’hostilité des éléments de notre définition de nous-même dans le monde dans lequel elle s’insère.

Il nous faut donc autant d’observations froides vis-à-vis de nos rôles, de nos masques habituels que vis-à-vis de ceux des autres, nous connaître en deçà de ces masques pour ne pas craindre de les abandonner pour naviguer dans l’espace qu’ils cloisonnaient de certitudes.

En dehors de cette déstabilisation de l’identité, c’est tout le reste qu’il faut tenir prêt : de l’info sur les dispositifs de chaque taule à l’outillage qui en permet le contournement, des trajets sûrs aux hébergements en sommeil, prêts à devenir des étapes. Ce peut être aussi dans le cas d’une participation directe, un entretien physique, une habitude du maniement d’outils utiles. La connaissance complète des moyens dont dispose telle prison est évidemment le préalable à une victoire : elle permettra d’éviter l’engagement frontal. Ce n’est pas sans raisons que les évasions commandos façon Vietnam sont si valorisées passant ainsi sous silence l’ingéniosité d’autres « belles » moins chères en tout points de vues ; celle là font partie d’une histoire locale qui mériterait d’être mise en lumière.

Certes, l’évasion se paie au-delà de la parte d’identité par la perte de nombreux attachements : la famille, certains amis. Certes, les prisons font partie d’un ensemble que nous ne pouvons encore affronter.

Mais cet « ultime recours » n’est pas si apaisé qu’on veut le faire croire. La foi dans les grâces, l’espoir de la condi, le souci d’éviter le mitard, on ne s’y complaît que faute de mieux. Il suffit en fait de très peu pour voir réapparaître le conflit ; la raréfaction, supposée de la contestation collective est en fait une révolte peu exprimée qu’un rien de visible, de concret peut embraser. Je ne dis pas que ce soit efficace, on n’aura pas de mutineries et finalement celui qui s’expose sur un blocage se fait un peu martyr. En fait, ce qu’il faut arriver à monter c’est que la révolte que la prison engendre ne lui est pas confinée, vite oubliée une fois dehors.

Symboliquement, des actions, des soutiens dehors s’attaquant aux corps et aux biens de l’AP et de la justice contribuent à monter une force qui peut augmenter les logiques de solidarités et de révoltes en prison. Localement, il suffit de peu pour mettre le feu aux poudres : un bel incident, un chouette incendie, quelques attaques bien calibrées sur le bâtiment ou contre la direction, et la tension monte, d’autant plus si une concertation s’établit inta/extra muros. Et puis faut surtout pas se gêner : cramer une caisse de maton, latter un directeur… ce n’est que rappeler à nos bourreaux les dimensions idéologiques et sensibles d’un travail qu’ils peuvent croire fait de « gestes techniques conjugués à un certain humanisme » (formulation d’un directeur à propos d’un placement en QI)

J’ai donc énoncé quelques modes de soutien que j’aimerais voir venir. Pourtant, en écrivant, je ne cesse de penser au jour où je sortirai : ce jour-là, comme la plupart des libérés, ne mettrais-je pas le maximum de distance entre ma vie et la taule ? Ne chercherais-je pas à effacer dans le silence sur ces années la marginalité collante qui s’exprimerait à l’inverse par une rancœur obsessionnelle ? Peut-être, en effet, l’organisation et les moyens qu’impliquent ces propositions n’ont-elles de sens que là où on est suffisamment fort pour prendre des risques juste par amitié. Toutefois, dès lors que la prison est envisageable dans nos existences, affûter ces armes contre elle n’est pas une précaution superflue, elle doit au contraire en remplacer la crainte.

2009 files moi du euf !

(que j’allume ma zonzon)

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